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Faute de piscines, de maîtres-nageurs ou de professeurs d’EPS en nombre suffisant, un collégien sur deux ne saurait pas nager à l’entrée en sixième. Une moyenne qui cache une situation encore plus préoccupante dans les quartiers populaires.

Des bouquets de fleurs ont été posés sur les rives du lac des Prés Saint-Jean, à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). Cet endroit bucolique, qui accueille les pique-niques et les joggeurs du dimanche, a été le théâtre, il y a une semaine, d’un drame épouvantable : trois enfants de 9, 10 et 13 ans, deux frères et une sœur, y ont perdu la vie en se noyant. Pourtant, ils connaissaient les lieux ; ils s’y étaient déjà rendus les jours précédents, obtenant la permission de faire trempette pour se rafraîchir. Mais ce dimanche 8 juillet, hors de la vue des adultes qui les accompagnaient, les deux plus jeunes ont été surpris « par la déclivité du sol » et « n’ont pu remonter à la surface », a précisé le parquet. L’aîné aurait alors tenté de les secourir, en vain, avant de couler à son tour. La faute à un défaut de surveillance, ou à un terrain particulièrement dangereux ? Pas seulement. Le vrai drame est que ces enfants, d’origine modeste, qui habitaient le quartier défavorisé des Aubépins à Chalon, ne savaient pas nager.

121 personnes sont mortes par noyade entre le 1er juin et le 5 juillet

Un constat qui révolte Axel Lamotte, 65 ans, secrétaire général adjoint du Syndicat national professionnel des maîtres-nageurs sauveteurs. « Ce sont toujours les pauvres qui payent le plus lourd tribut en cas de noyade. À Neuilly-sur-Seine ou dans le 16e à Paris, croyez-moi, tous les gamins savent nager à 8 ans ! Alors qu’à Aulnay-sous-Bois, où je travaille, seuls les enfants des écoles privées sont dans ce cas. La barrière sociale est réelle. » Pourquoi de telles inégalités dans l’apprentissage de ce savoir-faire essentiel ? Le manque de piscines est avancé, en particulier dans les quartiers populaires. « En France, la plupart des bassins ont été construits dans les années 1970, beaucoup commencent à se faire vieux, résume Axel Lamotte. Le problème, c’est que les nouveaux sont souvent des piscines dites ludiques, sophistiquées, donc beaucoup plus chères. À 7, 10, voire 15 euros l’entrée, les gamins des quartiers ne pourront pas se les payer. C’est une vraie injustice. »

La deuxième ville de France, Marseille, symbolise bien ces défaillances. Malgré ses 860 000 habitants, la cité pilotée par Jean-Claude Gaudin depuis près d’un quart de siècle a vu le nombre de ses bassins publics baisser « de 50 % en dix ans », a relevé la Cour des comptes en février. Soit à peu près l’inverse de ce que la municipalité avait promis en 2008. Un plan ronflant de 200 millions d’euros avait été mis sur la table qui devait permettre la création de huit nouveaux bassins et la réhabilitation de cinq autres. Résultat : depuis cette date, huit piscines ont été fermées et aucune créée… Et les gamins des quartiers Nord seraient 47 % à échouer au test de natation en 6e, contre 27 % pour le reste de la ville.

Même quand les structures existent, elles sont parfois contraintes de fermer leurs portes. À Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), la piscine de Marville a dû, le 1er juillet, condamner son bassin extérieur faute de maîtres-nageurs. « Il en manque 5 000 en France, estime Axel Lamotte. Parce que le diplôme change tous les quatre matins, ce qui n’offre aucune visibilité aux jeunes. Et parce que la formation est très chère : entre 5 000 et 7 000 euros, sans les déplacements. Qui peut se payer ça ? » Une situation sur laquelle les professionnels ne cessent d’alerter les pouvoirs publics depuis des années. « Chirac, Sarkozy, Hollande nous ont tous fait des belles promesses : plus de piscines, plus de maîtres-nageurs. Mais elles ont toutes fait pschitt », regrette le syndicaliste.

Les conséquences de ces errements se paient au prix fort, dès que les premières chaleurs apparaissent dans le pays. Entre le 1er juin et le 5 juillet, 121 personnes sont mortes par noyade, soit en moyenne plus de 3 décès par jour, a comptabilisé Santé publique France. Pourtant, cela fait belle lurette que l’éducation nationale a fait du « savoir-nager » une « priorité nationale », depuis la première circulaire sur le sujet qui date de… 1965. Mais, dans les faits, l’institution peine à remplir son rôle. « Cette fameuse priorité n’est que théorique ! » fustige Nathalie François, secrétaire nationale du Snep-FSU (lire entretien ci-dessous). Comme souvent dans les territoires les plus difficiles, d’autres acteurs prennent le relais. Depuis trois ans, dans le 93, l’opération « Je nage donc je suis », organisée par le syndicat des maîtres-nageurs, la préfecture et le comité olympique local, a permis d’apprendre à nager à plus de 2 500 enfants, et ce gratuitement. « La ministre des Sports est venue nous voir en décembre 2017, à la piscine du Blanc-Mesnil. Il faudrait que ce dispositif soit généralisé à tout le pays », suggère Axel Lamotte.

Alexandre Fache, Mardi, 17 Juillet, 2018. L’humanité